La photographie la plus cé lèbre de Peter Lindbergh, prise en 1988, en noir et blanc, montre des filles qui rient aux éclats, pieds nus sur la plage, les cheveux au vent, vêtues d’une chemise d’homme blanche. Sa simplicité, sa spontanéité affichée avaient complètement pris de court les responsables du magazine Vogue américain qui l’avaient oubliée dans un tiroir. Elle en est ressortie à l’initiative de la nouvelle rédactrice en chef, Anna Wintour. Peter Lindbergh, devenu l’un des plus célèbres photographes de mode avec ce style « glamour naturel », est mort mardi 3 septembre, à Paris, à l’âge de 74 ans.
Peu porté sur les retouches, aimant les taches de rousseur et le grain de peau, il déplorait le caractère artificiel et irréaliste des images de mode. Sur son compte Twitter, il avait épinglé sa phrase : « Voilà quelle devrait être la responsabilité des photographes aujourd’hui: libérer les femmes, et finalement tout le monde, de la dictature de la jeunesse et de la perfection. »
Né le 23 novembre 1944 à Leszno, ville polonaise annexée par les nazis, Peter Lindbergh, de son vrai nom Peter Brodbeck, grandit dans la région industrielle de la Ruhr, « le lieu le plus moche du monde », aimait il à dire. Sa famille est très modeste, et il commence par travailler comme étalagiste dans un grand magasin, avant de rejoindre l’Académie des beaux arts de Berlin. Il y goûte peu l’enseignement tourné vers la peinture traditionnelle, et prend la tangente : passe une année entière à Arles, sur les traces de Van Gogh, un lieu qui restera fondateur pour lui, et où il mettra en scène nombre de ses images. De retour en Allemagne, il poursuit ses études d’art avant de devenir l’assistant d’un photographe commercial, Hans Lux, et d’ouvrir son propre studio. L’ascension pour lui est rapide: il rejoint l’équipe du magazine Stern, qui collabore alors avec de grands noms comme Helmut Newton et Guy Bourdin.
Contacté par le prestigieux Vogue américain, dont il apprécie peu l’esthétique, il propose en 1988 la fameuse série sur la plage, qui contraste totalement avec l’esthétique sophistiquée et les cheveux bouffants caractéristiques des années 1980. Peter Lindbergh en a assez des « photos vernis à ongles des années 1950 ».
Un style plus naturel
Son style de photo est pionnier, mais l’identité des mannequins, peu connus à l’époque, annonce aussi une nouvelle ère : en 1990, plusieurs d’entre elles se retrouvent en couverture du Vogue britannique, qui a demandé au photographe d’imaginer la femme des années 1990. Peter Lindbergh fait poser Naomi Campbell, Linda Evangelista, Tatjana Patitz, Christy Turlington et Cindy Crawford en jean, dans la rue, le regard farouche, peu maquillées, sans volonté de paraître sexy. La photo symbolise l’arrivée des supermannequins des années 1990, beautés à la forte personnalité qui «ne sortent pas du lit à moins de 10 000 dollars », selon les mots de Linda Evangelista.
« J’ai toujours été attiré par les femmes qui avaient une identité très forte et auxquelles je donnais pleine liberté, expliquait en 2010 Peter Lindbergh au Monde. C’était une petite révolution à l’époque où les mannequins devaient être lisses, parfaits, interchangeables. » L’image va marquer l’époque : le chanteur George Michael recrutera les mêmes modèles pour le clip de sa chanson Freedom.
Peter Lindbergh va imposer un style plus naturel, avec des noirs expressionnistes venus du cinéma ou des poses empruntées à des photographes du passé, d’August Sander à Marc Riboud. Une de ses images célèbres montre Kate Moss en salopette en 1994, en hommage aux photo graphies de Walker Evans pendant la Grande Dépression. Il a aussi lancé dans les années 1990 des séries de mode très narratives, où le modèle se retrouve plongé dans une fiction – dans un projet pour Vogue Italia en 1990, Helena Christensen croise des ex traterrestres en Californie.
Avec ses photos flatteuses dé nuées de provocation ou de sexualisation outrée, son esthétique élégante et peu dérangeante, Peter Lindbergh séduit un large public. A partir des an nées 1990, la photo commerciale attire les collectionneurs, et Peter Lindbergh figure parmi les « Big Four » de la photo de mode, aux côtés de Richard Avedon, Irving Penn et Helmut Newton – certains de ses tirages ont dépassé les 150 000 dollars en vente aux enchères.
A l’écart du monde de la mode
Preuve de son succès, il a rejoint la galerie Gagosian, qui lui a consacré une première exposition à Paris en 2014. Ses images figurent aussi dans les collections de grands musées comme le Victoria and Albert Museum ou le Centre Pompidou, et il a été exposé en 2008 aux Rencontres d’Arles, avec les nombreuses images réalisées non loin, sur la plage de Beauduc.
Auteur de plusieurs campagnes de publicité, très recherché par les magazines, de Vogue à W en passant par Rolling Stone ou Vanity Fair, il a aussi été le seul à signer trois éditions du célèbre calendrier Pirelli, en 1996, 2002 et 2017. Dans le dernier, pas de femmes nues, mais des actrices qu’il a photographiées au naturel, sans retouche, dans des moments fragiles, comme Robin Wright ou Kate Winslet.
Affable et bavard, habillé simplement, accueillant les visiteurs avec gentillesse dans son studio parisien, le photographe allemand pratiquait avec assiduité la méditation transcendantale et se tenait à l’écart du monde de la mode, évitant soigneusement les rendez-vous de la fashion week ou les défilés. « Ce n’était pas la mode qui m’intéressait ! confiait il encore au Monde en 2010. Ni le clinquant de cet univers, encore moins ses mondanités, la mode était comme un sponsor me permettant de faire des images. Mon vrai sujet était les femmes. »
Peter Lindbergh avait des mots durs pour la photo de mode d’aujourd’hui, soumise aux diktats des annonceurs et des communicants, privée d’idées et sur tout d’âme : « C’est une vache : elle mange un truc, avale, régurgite et puis remâche la même chose et recommence. » Face à la retouche dans les magazines et à la culture du selfie, Peter Lindbergh continuait de défendre la possibilité d’une photographie authentique : « La beauté vient d’un caractère fort, des questions ou du trouble que fait naître un regard, pour quoi pas des rides et de l’expérience que reflète un visage. »
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